jeudi 1 septembre 2011

Qu'a-t-on dans les poches ?


Je suis en train d'achever ces jours-ci la lecture de "Pit'om Dfika Ba-Délèt", (Au pays des mensonges, à paraitre chez Actes Sud le 7 septembre 2011) de l'écrivain israélien Etgar Keret. En lisant l'une des 38 nouvelles courtes et surréalistes du recueil, j'ai tout de suite voulu la traduire pour la partager avec mes amis français non hébraïsants. La voici...

 








Qu'a-t-on dans les poches ? 


Un briquet, une pastille contre la toux, un timbre, une cigarette légèrement écrasée, une cure-dent, un mouchoir, un stylo et deux pièces de cinq shekels. Telle est la liste non-exhaustive de ce que j'ai dans les poches. Pas étonnant, donc, qu'elles soient si pleines. D'ailleurs, on me fait souvent la remarque. Les gens me disent : "Eh ! Oh ! qu'est ce que t'as donc dans tes poches ?". La plupart du temps je ne réponds pas. Je me contente de sourire. Voire de rire. Un rire bref. Un rire jaune, comme si on venait de me raconter une blague. Pourtant, s'ils insistaient pour comprendre, je leur montrerais tout ce que j'ai dans les poches. Je leur expliquerais même que tout cela doit être sur moi, à tout moment. Mais ils n'insistent pas : "Eh ! Oh !" ; rire bref ; silence pesant et on passe à autre chose.
En vérité, tout ce que j'ai dans les poches est dûment réfléchi et préparé. Tout est pensé pour qu'au moment crucial je puisse prendre l'avantage ou plus précisément pour que je ne sois pas pris au dépourvu car quel avantage peut bien vous procurer un cure-dent ou un timbre ? Toutefois si par exemple une jolie fille, bon, disons une fille charmante ou juste une fille normale au sourire dévastateur qui vous coupe le souffle vous demande un timbre, ou se trouve là dans la rue, à côté d'une boite aux lettres, par un soir pluvieux, et vous demande si à tout hasard vous connaitriez une poste ouverte à cette heure-ci et qu'ensuite elle se mette à tousser un peu à cause du froid et un peu parce qu'elle est découragée, car elle sait au fond d'elle qu'elle n'a aucune chance de trouver une poste ouverte dans le coin et encore moins à cette heure-ci, et qu'à cet instant crucial  elle ne vous dit pas "Eh ! Oh !..." et ne vous demande pas ce que vous avez dans les poches mais vous est  simplement reconnaissante du timbre que vous venez de lui offrir, ou se contente de vous faire un sourire dévastateur en échange de votre timbre postal, et bien moi je signe tout de suite , même si le prix des timbres décolle et que celui des sourires dégringole.
Après avoir souri, elle dit merci et tousse à nouveau, un peu à cause du froid et un peu parce qu'elle est gênée. Je lui propose alors une pastille contre la toux. " Qu'as-tu d'autre dans tes poches ?", m'interroge-t-elle d'une voix tendre, loin du "Eh ! Oh !..." et des arrière-pensées négatives. Sans hésiter je lui rétorque : "Tout ce dont tu auras besoin mon amour. Tout ce dont tu auras besoin."
Dorénavant vous le saurez. C'est tout ce que j'ai dans mes poches : une certaine chance de ne pas tout détruire. Pas grande, certes, presque improbable, je sais, je ne suis pas con. Une chance infime que lorsque le bonheur arrivera, je puisse lui dire "oui" plutôt que "désolé, je n'ai ni cigarette, ni cure-dent, ni pièces pour le distributeur de boissons". C'est tout ce que j'ai dans mes poches pleines, une toute petite chance de dire oui pour ne rien regretter.




1 commentaire:

  1. Tres bien ecrit et vraiment raffraichissant...
    On attend la suite,

    Michel Durouget

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